Construire le faire-ensemble et quelle intervention institutionnelle mettre en place? Quels enjeux? Quelles transformations sont possibles? Vers une clinique de l’intervention
Par Caroline Dumas – 3 août 2022
Construire le « faire-ensemble »
Chacun sait qu’il ne suffit pas de rassembler des personnes sous un même signifiant pour qu’elles œuvrent ensemble à un même but. Aussi, comment construire le « faire ensemble » nécessaire à la fois à la qualité du travail et à la santé des salariés ?
Selon K. Lewin, psychologue américain spécialisé dans la psychologie sociale et qui a fondé la dynamique des groupes en 1944, le groupe est un tout, irréductible aux individus qui le composent et les faits de groupe se distinguent des faits psychiques individuels parce qu’ils se rapportent à une pluralité d’individus.
Didier Anzieu souligne également qu’ « un groupe est une enveloppe qui fait tenir ensemble les individus. Tant que cette enveloppe n’est pas constituée, il peut se trouver un agrégat humain, il n’y a pas de groupe. »
Cette enveloppe psychique groupale est ce réseau qui enserre les pensées, les paroles, les actions, elle permet au groupe de se constituer un espace interne et une temporalité propre. « L’illusion groupale » est une des formes possibles de cette enveloppe psychique : elle correspond à une sorte d’état fusionnel collectif qui efface les singularités de chacun des membres au profit d’une identité collective, ferment de la cohésion. Cependant, cohésion n’est pas coopération : la cohésion exige l’uniformité et donc l’érosion des singularités alors que la coopération se définit comme la reconnaissance des contributions singulières à la poursuite d’une visée commune.
Plus spécifiquement au sein des groupes opérationnels auxquels s’intéresse la clinique du travail, le « faire ensemble » a la spécificité d’être organisé autour d’une tâche à assurer, d’être centré sur l’action et de s’inscrire dans un environnement structuré et organisé selon un système de rôles et de statuts institués. Ce sont les nécessités de l’activité collective qui sont à la base de la construction des collectifs de travail. Le collectif n’existe qu’en lien avec l’action, dans l’expérience pratique du travail.
Le travail collectif est généralement prescrit par l’encadrement qui prévoit des modes de coordination entre les activités et chacun des membres des équipes. Mais quand ce travail collectif s’effectue sans collectif de travail, il y a alors seulement co-activité, c’est à dire des actions différentes sur un même objet, une même situation à transformer, la coordination supposant l’agencement de ces activités dans un certain ordre.
Le « faire ensemble », au contraire, suppose une coopération et l’entraide entre chacun des membres du groupe de travail. C. Dejours (2009), en psychodynamique du travail, insiste d’ailleurs sur l’importance de la coopération pour faire collectif en rappelant la centralité des accords normatifs (règles, normes, valeurs, ressorts éthiques du vivre ensemble), tirés des thèses freudiennes sur le lien social. Ces accords sont élaborés dans le travail collectif et visent la production de biens ou de services mais aussi et surtout le « vivre ensemble ».
C. Dejours rappelle également qu’au principe des groupements humains organisés, c’est bien l’exigence de coopération, la volonté de travailler ensemble, de faire œuvre commune qui mobilisent la formation des liens entre les individus. Aussi la coopération réelle n’est pas la coordination prescrite, comme l’activité n’est pas la tâche. Elle est développée à travers le travail collectif qui implique la mobilisation des intelligences individuelles pour les inscrire dans une dynamique collective commune. Ce qui suppose un certain nombre de conditions notamment la mise en visibilité des manières de faire de chacun, la confiance indispensable pour faire contrepoids aux risques du dévoilement des pratiques de chacun et les controverses et les délibérations sur le travail.
L’objet théorique et pratique que la clinique du travail cherche à cerner, c’est donc précisément ce travail d’organisation du collectif dans son milieu, ou plutôt ses succès et ses échecs, autrement dit son histoire possible et impossible. En clinique de l’activité, il existe un troisième terme décisif, inscrit entre le prescrit et le réel et que les cliniciens de l’activité désignent comme le genre professionnel, c’est à dire les « obligations » que partagent ceux qui travaillent pour arriver à travailler parfois malgré l’organisation prescrite du travail. Sans la ressource de ces formes communes de la vie professionnelle, nous disent Y. Clos et D. Faïta (2000) on assiste à un dérèglement de l’action individuelle, à une « chute » du pouvoir d’action et de la tension vitale du collectif, à une perte d’efficacité du travail et de l’organisation elle-même.
Dans cette perspective, travailler consiste donc à vivre dans l’univers des activités d’autrui, à se diriger dans cet univers, à agir sur ses propres activités et sur celles des autres. C’est un acte social qui porte la réalisation de soi au-delà de soi, qui suspend l’accomplissement personnel au développement du rapport avec autrui. C’est une activité qui rattache chacun à l’activité des autres et à quelque chose d’autre qui les tient ensemble.
Le « faire équipe » suppose donc un travail de réorganisation du travail : au-delà des tâches prescrites, le travail réel suppose de faire face aux irrégularités, aux variabilités de la situation à traiter et donc à la création de règles construites collectivement. Autrement dit « il y a collectif lorsque plusieurs travailleurs concourent à une œuvre commune dans le respect des règles » (D. Cru 1987).
Quelles interventions mettre en place ? Quels enjeux ? Quelles transformations sont possibles ? Vers une clinique de l’intervention
Aujourd’hui, deux approches sont possibles en intervention, il s’agit soit de prendre soin de l’individu soit de prendre soin du travail. En psychologie du travail, le choix est fait de se centrer sur le soin apporter au travail par la controverse et la centration sur l’activité en considérant que « l’individu est plus grand que sa tâches ».
Comme nous l’avons vu plus haut la plupart des commandes issues des organisations émanent autour de la question des risques psycho-sociaux, de la gestion du stress, de la prise en charge psychologique, etc. En psychologie du travail, nous estimons que faire émerger le problème par ces notions, c’est laissé totalement dans l’ombre la place du travail des sujets en activité.
Dans ces approches l’individu est toujours considéré comme trop petit face à sa tâche, en clinique du travail en revanche l’individu est toujours considéré comme plus grand que sa tâche, c’est son environnement qui le réduit, qui réduit toutes les possibilités dont il est constitué à chaque instant.
Aussi toutes ces commandes autour de l’importance de la gestion de soi, de la psychologie du soutien, des dispositifs permettant au sujet de s’adapter au contexte de travail vont devoir évoluées car dans cette perspective il suffirait pour protéger sa santé des méfaits du travail d’être instrumenté pour s’adapter au mieux au système qu’il faut nécessairement subir.
Dans ce cadre, il y a même désaccord total sur la définition même de la santé, indicateur qui n’existent pas à l’heure actuelle mais qu’en tant que psychologue du travail nous rapprochons de la définition de G. Canguilhem qui qualifiait la santé ainsi : « je me porte bien dans la mesure où je me sens capable de porter la responsabilité de mes actes, de porter des choses à l’existence et de créer entre les choses des rapports qui ne leur viendraient pas sans moi ».
Toutes ces approches liées aux risques vont fortement responsabiliser les individus sur leur performance et déresponsabiliser l’organisation.
On parle aujourd’hui de trois niveaux de prévention dans la prévention des risques psycho-sociaux basée sur les sciences de gestion et de l’épidémiologie :
- La prévention tertiaire correspond au traitement des conséquences du stress par des accompagnements à la réhabilitation et au retour au travail et suivi.
- La prévention secondaire permet une amélioration des ressources individuelles et collectives pour mieux faire face au travail et ainsi améliorer des stratégies d’adaptation des individus. Cela passe principalement par des formations, coaching individuel, on est plus là dans l’amélioration de la performance que de la santé.
- Enfin la prévention primaire, quant à elle a pour but de réduire la présence de risques ou d’agents pathogènes en objectivant les situations de travail. La cible a transformé étant l’organisation du travail par l’implication d’un collectif d’acteurs. La prévention primaire reste la moins usitée mais la plus efficace.
D’où l’importance lors d’une intervention en psychologie du travail de bien travailler le cadre et la commande pour avoir la possibilité de travailler ou d’investir sur l’organisation pour la transformer alors même que les commanditaires nous demandent la plupart du temps d’intervenir sur les individus.
Les principales résistances que nous rencontrons dans la mise en place de la prévention primaire sont le manque d’engagement de la direction et des commanditaires, la confusion entre santé et performance, la tendance à l’individualisation des problèmes et des solutions, les stratégies défensives des cadres, le goût pour les théories cognitives du stress…
Les modèles dominants d’intervention sont aujourd’hui basés sur l’identification des risques avec recherche des sujets affectés, comment, puis développement d’un plan d’action, passage à l’action, évaluation et diffusion. Ce modèle est issu de la gestion de l’épidémiologie.
Les alternatives possibles sont axées sur le processus avec en vue un changement organisationnel. Dans ce cadre on cherche à changer les situations de travail par les sujets eux-mêmes, on cherche à améliorer les liens de coopération entre les sujets, à institutionnaliser la controverse sur les questions de travail qui se fera régulièrement ce qui prouvera la durabilité de l’intervention, à faire maturer les questions sur le travail quand elles questionnent les liens santé-travail et ainsi réduire la psychologisation de la réponse. `
En plaçant l’activité au cœur du dispositif et en ramenant les disputes interpersonnelles vers des disputes professionnelles, l’objectif est de faire travailler les sujets sur les différentes dimensions que sont les contraintes de travail (dimension impersonnelle), les relations professionnelles, les valeurs et exigences de l’agent (valeurs, éthiques qualité empêchée, sale boulot) et les changements (dimension institutionnelle).
Conclusion
Les psychologues du travail sont le plus souvent amenés à agir au cœur de difficultés qui suspendent le sens du travail et de l’action. Intervenir en entreprise s’est réaliser un accompagnement aux prises avec l’activité humaine imprédictible, mais dans un cadre de travail défini qui puisse amener vers une prise de conscience des enjeux partagés du travail. C’est dans ce mouvement d’intercompréhension que des possibilités d’action se renouvellent.