L’apport de la psychologie du travail et la question du travail bien fait
Par Caroline Dumas – 1er juillet 2022
« Dès que l’espérance se lève, le cœur se met en mouvement. Et quand les espoirs ont été trahis, vient le découragement. Le découragement appelle l’impuissance. On baisse sa garde par impuissance. » écrivait Haruki Murakami dans 1Q84 en 2009. Si les psychologues du travail ne sont pas tous découragés du moins beaucoup font parfois face à leur impuissance à faire évoluer les organisations et les individus qui les composent; se percevant parfois comme « les domestiques des pouvoirs institués » (Jacques Curie, 2000). Cependant, dans cette crise profonde et multiforme qui a fait effraction dans nos vies professionnelles et personnelles, il semble que la psychologie du travail puisse aider aux réflexions qui vont devoir émerger sur le sens et l’organisation nouvelle du travail au sein des organisations. Voici donc, dans cette première partie, ce qu’elle pourrait apporter aux transformations à venir auxquelles certaines organisations ne pourront pas échapper.
L’apport de la psychologie du travail à la crise actuelle
L’émergence sur la scène sociale de la souffrance au travail qui est fortement accentuée du fait de la violence de cette crise que nous traversons, sollicite très souvent les cliniciens du travail sur des thèmes tels que : l’accompagnement post traumatique des accidentés du travail, des professionnels agressés ou harcelés, de ce à qui on prescrit un travail de deuil pour cause de licenciement, etc. A travers ce phénomène on voit se mettre en place des dérives hygiénistes et normatives qui guettent le clinicien du travail qui se voit souvent chargé de la promotion d’une meilleure adaptation à l’accroissement des contraintes de travail. Avec ce genre de commande sur le thème de la gestion de soi, de la psychologie de soutien, il y a dans le même temps une sorte de croyance atour du fait que la parole libère et que le travail du psychologue du travail est donc de rendre supportable l’insupportable (D. Lhuilier).
La clinique du travail a cependant d’autres visées et notamment « l’extension du pouvoir d’agir des travailleurs sur le milieu et sur eux-mêmes, c’est à dire le développement du sens de leur expérience et celui de son efficience » (Clot, 2001). Sur cette voie, on rencontre le concept d’acte-pouvoir développé par G. Mendel, c’est à dire du pouvoir du sujet dans et par l’acte. Concept qui vise à un déplacement de la conception traditionnelle du pouvoir, souvent réduite à celle du pouvoir des uns sur les autres, aux relations de pouvoir et de domination-soumission. Il s’agit plutôt de gagner des marges de liberté d’action, de se dégager des impasses problématiques pour inventer de nouvelles manières de faire et de penser, celles-ci supposant un travail d’élaboration collectif, un travail de resymbolisation de l’expérience subjective d’un milieu de travail.
La visée poursuivie est moins du côté du soin, de la santé que du développement des possibles, de la création, car « nous sommes vraiment pauvres si nous ne sommes que sains » (Winnicott, 1945), la vie n’étant pas ajustement à des normes, adaptation à des contraintes extérieures mais bien plutôt invention des normes et création (Canguilhem, 1966). La vie créative est un faire, « la capacité de conserver tout au long de la vie quelque chose qui est propre à l’expérience du bébé : la capacité à créer le monde » (Winnicott, 1970).
La complexité croissante des situations de travail contribue à une montée des demandes sociales d’analyse des pratiques (Bilan de compétences, VAE, etc.). Encore faut-il s’interroger sur les objectifs poursuivis par ces pratiques ? La réflexivité professionnelle peut se dévoyer dans une réflexivité narcissique (Amado, 2004) : l’objet est moins le travail que le soi dans une perspective de « gestion » et d’amélioration. L’usage de technique de réflexivité revient à une psychologisation d’un sujet renvoyé à ses ressources et manques propres (Brunel, 2003).
Les visées de la clinique du travail sont plutôt de l’ordre de l’investigation du travail réel au-delà du travail réalisé, du travail d’organisation du collectif dans son milieu, du développement des controverses de métiers, d’élaboration de la souffrance au travail et dégagement des stratégies collectives de défense… autant d’objectifs qui structurent parole et écoute, qui orientent le travail de coanalyse inscrit dans un cadre social qu’est l’intervention.
La clinique du travail permet également de se confronter au continent caché que représente le travail réel. Le travail réel n’est d’ailleurs pas réductible à « ce qui se fait » (travail réalisé). Le réel de l’activité est aussi « ce qui ne se fait pas, ce qu’on ne peut pas faire, ce qu’on cherche à faire sans y parvenir. Les échecs, ce qu’on aurait voulu ou pu faire, ce qu’on ne fait plus, ce qui est à faire ou encore ce qu’on fait sans vouloir le faire, sans compter ce qui est à refaire. L’activité d’un professionnel possède donc un volume qui déborde l’activité réalisé » nous dit Y. Clot (2001). C’est donc à cette énigme que le psychologue doit travailler en gardant en tête que le déni du réel de l’activité devient aujourd’hui un principe de fonctionnement social. Le réel du travail, compris comme ce qui est difficile à réaliser, à faire ou à dire, fait aujourd’hui l’objet d’un refoulement social massif.
Et pourtant le travail réel est le champ par excellence du sentiment de vie contrarié, pour reprendre les termes de G. Canguilhem (1984). Dans le monde contemporain, et alors même qu’il devient la source préoccupante de maladies de plus en plus nombreuse, le travail est toujours plus vital pour la santé. Car beaucoup de salariés exigent de lui sans doute plus qu’il ne peut donner, ils y nourrissent l’espoir non pas seulement de survivre dans un contexte, mais de pouvoir enfin produire du contexte pour vivre (Canguilhem).
Créer du contexte pour vivre : c’est à cette condition qu’activité et santé sont synonymes, si l’on veut bien adopter la définition de la santé proposé par G. Canguilhem « je me porte bien dans la mesure où je me sens capable de porter la responsabilité de mes actes, de porter des choses à l’existence et de créer entre les choses des rapports qui ne leur viendraient pas sans moi ».
Il est donc question de développement du pouvoir d’agir sur le monde et sur soi-même, collectivement et individuellement, pour échapper aux « passions tristes » du ressentiment (Spinoza, 1965).
Pour paraphraser F. Tosquelles, il s’agit, en clinique de l’activité, de faire travailler nos interlocuteurs pour « soigner » le travail, afin que l’organisation saisisse sur le vif qu’ils sont des êtres humains responsables de ce qu’ils font, ce qui ne peut être mis en évidence qu’à condition de faire avec eux quelque chose d’autre que ce qu’ils font d’habitude, qu’à condition de rendre transformable ce qu’ils font d’habitude. Et ce, par une activité dialogique sur le travail, par une activité sur l’activité, une activité au carré.
La clinique de l’activité, loin d’être un dispositif où l’on vient confesser les limites de sa subjectivité, est un cadre où l’on peut entretenir sa passion de s’emparer de l’objectivité du monde professionnel. Et ce, pour repousser, moins ses frontières personnelles, que celles du métier lui-même, en entendant par là celles des quatre composantes du métier: interpersonnelle, personnelle, impersonnelle, transpersonnelle (histoire du métier, un sur-destinataire).
La question du travail bien fait
La question du travail bien fait rejoint l’idée que le travail est source de santé quand on peut agir sur le monde, idée développée par G. Canguilhem. La fierté du travail bien fait est une source de santé. Nous sommes cependant aujourd’hui dans un paradoxe institué par les organisations qui piétinent le travail bien fait pour des raisons budgétaires bien souvent mais qui par ailleurs promeuvent le bien-être au travail ou essaye de favoriser la qualité de vie au travail.
Le souci du travail bien fait est au cœur de toute intervention en psychologie du travail. Les statistiques de la DARES (étude de 2014) mettent en exergue le fait que près de 40% des travailleurs de l’industrie et des services hospitaliers, dans une plus forte mesure pour ces derniers, ne ressentent jamais ou rarement de fierté du travail bien fait. Ce qui est un souci de santé majeur, toujours si l’on prend en compte la définition de la santé telle que l’expose G. Canguilhem. Une autre étude en 2017 montre que le fait de ne pouvoir décider de son travail et donc de ne pouvoir agir sur son travail est également source de problématiques liées à la santé.
L’objectif de la psychologie du travail est donc d’instituer des controverses autour du travail bien fait, ce qui est très difficile car c’est se confronter très rapidement à plusieurs conflits :
- le conflit dans le collectif lui même car discuter du travail ne va pas de soi, le déni du travail réel étant très ancré comme un principe de fonctionnement social, il est très difficile de revenir à ce réel qui semble très difficile à formuler
- le conflit intérieur à chacun des sujets
- le conflit de critères du travail bien fait : c’est quoi le travail bien fait ? question qui divise car selon les moments, les critères impersonnels, personnels, transpersonnels et interpersonnels ne sont pas les mêmes et peuvent évoluer.
Si l’intervention en psychologie du travail est une institution c’est une institution du conflit de critères sur la qualité du travail. Il est donc question durant l’intervention de déplacer les conflits de critères sur d’autres territoires. Il faut instituer cette division comme source de dialogue. Le réel est ce qui divise, il ne faut donc pas avoir peur de faire face à ce conflit, de le mettre à jour et de mettre à jour ce qui oppose les critères entre eux. Car le conflit est la possibilité d’enrichir le conflit habituel sur des nouveaux objets. L’objectif est donc d’institutionnaliser le conflit de critères.
La plupart des commandes d’intervention adressé aux cliniciens du travail demandent à éteindre ces conflits de critères, sous-entendus que parler dans un collectif serait suffisant et source de santé. Souvent les commanditaires veulent éteindre les conflits de critères alors qu’ils auraient besoin d’être institutionnalisés. Cependant, le déni du conflit de critères provoque un enflement des conflits interpersonnels. Il faut bien comprendre qu’on ne peut sortir du conflit qu’avec plus de conflit, en transformant et déplaçant le conflit vers le conflit de critères sur la qualité du travail. Par ailleurs, le conflit de critères actifs développe une population de professionnels actifs sur les questions de métier.
F. Tosquelles, qui a beaucoup travaillé à institutionnaliser le conflit dans l’hôpital psychiatrique pour redonner la santé aux patients, disait que « le conflit c’est comme la rougeole, il faut que ca sorte sinon il y a pneumonie mortelle ». S’il n’y a pas de conflit mis au jour, il n’y a pas santé. Il ajoutait « l’hôpital doit vivre ses conflit afin que chaque malade puisse y investir les siens ». En effet, pour que chacun puisse se confronter à ses conflits il faut que l’institution se mesure aux siens. Si l’institution se dérobe à ses propres conflits cela empêche chacun de se confronter à ses propres conflits psychiques. Il faut donc trouver dans l’institution une source d’énergie pour que les professionnels puissent se confronter à leurs propres conflits intérieurs.
Le collectif engagé dans l’intervention en psychologie du travail n’aura de développement possible que s’il sait que le travail collectif engagé a un débouché vers une confrontation des conflits de critères sur la qualité du travail et non pas un retour aux conflits interpersonnels. Dans le cas où le conflit n’est pas institué au sein de l’organisation, il n’y a pas de débouchés possibles pour le collectif ce qui peut alimenter fortement des défenses individuelles et collectives.
A suivre: 2ème partie – Construire le faire-ensemble et quelle intervention institutionnelle mettre en place? Quels enjeux? Quelles transformations sont possibles? Vers une clinique de l’intervention.