Les servitudes du bien-être au travail

Sous la direction de Sophie Le Garrec

Introduction par Sophie Le Garrec

Notre monde a changé de paradigme. Jusqu’ici inscrits dans une société de la discipline, du devoir, de l’exécution, de la tradition, des communautés d’appartenance, de la sécurisation par la permanence des déterminismes sociaux, de la distinction des espaces privés-publics, de la hiérarchie, de l’interdit, du sens de la qualité, de l’obligation et de l’obéissance, nous vivons actuellement un renversement de valeurs et d’archétypes qui s’ancrent davantage dans l’autonomie, la responsabilité individuelle, la mise en concurrence, la compétitivité, l’incertitude, l’amélioration et le changement continus, la rationalisation, la quantification, l’utilitarisme et la rentabilité (Ehrenberg, 1998 ; Bauman, 2010, 2007 ; Rosa, 2012 ; Aubert, 2004 ; Honneth, 2006, 2007). Cette métamorphose des référentiels sociaux s’est également opérée dans nos rapports au travail et à la place accordée aux salariés, mais aussi dans notre manière d’appréhender les usages de la santé 1. Le point de basculement des années 1980 reste un marqueur de cette transition sociétale, professionnelle et sanitaire. Cette métamorphose des référentiels sociaux s’est également opérée dans nos rapports au travail et à la place accordée aux salariés, mais aussi dans notre manière d’appréhender les usages de la santé1. Le point de basculement des années 1980 reste un marqueur de cette transition sociétale, professionnelle et sanitaire.

1 À L’instar des pages d’un objet quelconque. Autrement dit, la santé est ici saisie comme un objet, une chose dont on se sert (cf. A. Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 2010, p. 2399).

L’assignation déterministe des destins selon le milieu social dans lequel on naît s’est passablement ébranlée, avec la vague d’émanci- pation ouvrant les espaces des possibles dans les années 1970- 1980. Le « nous » mute progressivement alors en « je ». Le référentiel du collectif d’affiliation stable et transmissible d’une génération à l’autre est occulté par le fétichisme de soi, le culte de la perfor-mance et de l’épanouissement personnel. L’action et sa mise en scène s’ancrent alors comme une constante durant les années 1980 et 1990 : la réussite rime avec la volonté d’entreprendre, d’initier, de se dépasser pour/par la conquête de victoires, de succès et d’un idéal du bonheur. Mais en doublure de cet horizon vertueux et heureux, émerge la pression face au risque d’échouer et à la responsabilité individuelle de la conquête de sa vie. Alors qu’auparavant, l’individu pouvait se reposer ou se défausser sur son groupe d’appartenance, il est aujourd’hui seul face aux sanctions positives ou négatives de ses actions. D’un individu activé par et avec les autres, nous sommes passés à un individu agi, conditionné et normé2 de l’intérieur. Pour le dire différemment, nos sociétés ont transité en quelques décennies d’un modèle global d’identification – jusque dans les années 1970 – à un modèle d’expérimentation 3 – jusqu’en 2000 – pour se positionner aujourd’hui dans un modèle de singularisation standardisée. Être dans l’initiative, l’agir, le dépassement, le toujours plus et mieux, ne suffit plus, il faut également gérer son être-soi dans la maîtrise, le contrôle de ses émotions et de ses compétences relationnelles. Les injonctions à l’authenticité (« soyez vous-même », « libérez le potentiel qui est en vous », « retrouvez l’essence vraie de vous-même ») présentes dans tous les registres de notre quotidienneté se heurtent pourtant à une facticité effective de mise en miroir avec les attentes sociales, éminemment normatives, notamment dans le monde du travail. Guidelines, labels, chartes, normes ISO, etc. définissant non plus les hardskills (compétences professionnelles par la qualification et le savoir-faire) mais les softskills, c’est à dire les qualités personnelles liées à notre savoir-Être, envahissant nos rapports – d’être – au travail.

2 Nous reprenons ici la mention de Roger Sue (2016) sur D. Riesman (1964).
3 Libéré des attaches sociales traditionnelles, l’individu va expérimenter des choix de carrière et d’orientation basés sur ses envies et son idéal à advenir.

Il s’agit de « re-programmer4» l’être en soi à partir de prescriptions attendues et pour lesquelles des formations impersonnelles – bien que souvent basées sur du développement dit personnel – visent à faciliter ce formatage. Avec elles, les individus apprennent à s’adapter, devenir flexibles ou mieux, comme le disent les nouveaux penseurs des organisations de travail, se libérer.

Ainsi, le travailleur contemporain est tiraillé dans ce que R. Castel (Castel, Haroche, 2001) avait relevé comme la bipolarité d’un indi- vidu par excès (hyperconsommation, hyperactivité, hyperdépassement, hyper performance, etc.), mais aussi par défaut. Un individu culbuto en somme, oscillant entre le trop et le pas assez.

Ces doubles contraintes contradictoires, qui se sont instituées, ont fragilisé et provoqué nombre de maux et vulnérabilités, tant physiques que psychiques. Être enjoint de façonner son Être pour répondre aux exigences idéalisées de la réussite et du bonheur s’inscrit de facto comme une quête incessante, illusoire et inatteignable. Pourquoi ? Premièrement, les définitions de ces exigences ne cessent de muter avec un empressement programmé au changement permanent et volontaire : de l’organisation en termes d’organigramme, de règlement, mais aussi au niveau, par exemple, des systèmes informatiques ou des cahiers des charges. Deuxièmement, ces modèles de réussite et de bonheur ne sont que des artefacts aliénants, puisque l’essence même de ces aspirations reste profondément subjective et par conséquent impossible à définir de manière standardisée dans le réel « de la réalité ». Cette fiction d’une autonomie et d’une libération intériorisée par les salariés, à laquelle ces derniers consentent, repose sur une stratégie puissante de valorisation narcissique asseyant en creux une domination invisible, car appréhendée sous sa seule facette bienfaisante : apprendre à modifier son Être « pour son bien », pour « être heureux ».

4 Cf. L’idée de dressage dans les rapports de domination chez Michel Foucault.

Ne pas y arriver ou ne pas réussir à tenir ce paraître émotionnel sur la durée devient pourtant une non-compétence, un stigmate de faillibilité personnelle. Pour le pallier, que ce soit en amont ou en aval, un nombre conséquent de formations, d’interventions, mais aussi d’ouvrages visant à « gérer » ses revers et ses maux, s’impose de manière massive, emboîtant le pas aux rhétoriques managériales : la solution repose sur le seul individu auquel il s’agit de fournir des outils d’autodiagnostic, d’autothérapie « clés en main », à travers une litanie de bons-mots-bien-dits-bien-faisants qui modifie en profondeur nos rapports à la réalité avec une focale exclusive : celle de l’individualisation responsabilisante. Deux termes constituant la cheville ouvrière de nos manières d’agir et de penser, omniprésents et omniscients. Le bonheur de travailler en responsabilité et de manière apparemment autonome est édicté comme ce que doit être, faire voir et mettre en scène le bontravailleur.

Cette manière de traiter et d’appréhender le « réel » assied et légi- time le recours à une seule échelle d’analyse des contextes sociopro-fessionnels : celle de l’individu. Les explications en termes structurels, organisationnels et sociétaux sont ainsi reléguées, invisibilisées, occultées, effacées comme par magie. Pourtant, ces nouvelles normalisa-tions et interventions psychologisantes sur les salariés ne peuvent se solder que par des déconvenues et des pathologies de soi-même. En effet, ces illusions « du Savoir-Être-Soi », réflecteurs des attentes organisationnelles annoncées comme accessibles à tous, résultent d’une réalité prescrite et principielle pourtant irréelle et paradoxale. En effet, comment pallier ces oxymores d’une injonction à la personnalisation en chaîne, à l’authenticité en série, à l’unicité de masse et à être par le faire ou l’avoir ? La santé au travail est ainsi voilée derrière cette novlangue de pare-feu émotionnels et de déve- loppement personnel en tout genre.

Alors que le bonheur de travailler – ou cette quête contrainte d’être impérativement heureux au travail – n’a jamais été autant proclamé, c’est le mal-être et la souffrance qui s’accroissent statisti- quement dans la réalité des entreprises, mais aussi des services publics. Probablement parce que le bonheur prescrit n’est qu’une coquille vide masquant un délitement des conditions de travail et, surtout, de la définition même du travail. La perte de sens de son travail, l’invisibilité progressive de ce qui constitue le cœur de son métier reviennent comme des arguments forts dans la quasi- totalité des études en sciences sociales sur les liens entre santé et travail. Tels des hochets de diversion, les accessoires émotionnels et ludiques du « sans effort » peuplant l’univers professionnel masquent le basculement de nos rapports au travail. Que veut-il dire aujourd’hui ? Les salariés ne rechignent pas face à l’effort, mais peinent à comprendre ce qu’ils font. Ce n’est pas la difficulté ni la complexité qui est problématique, bien au contraire, mais les manières de convertir les activités qualifiées en simples tâches ou process. C’est en ce sens que nous parlons d’une logique d’accessoirisation c’est-à-dire que les salariés deviennent accessoires, simples variables d’ajustement d’une rentabi-lité économique dissociée de la réalité des activités salariales réelles. Ce processus se fonde sur deux aspects observables : le premier est en lien avec les émotions et les bonheurs heureux qu’il s’agirait de (re)trouver dans son travail, mais qui sont en réalité des dérivatifs pour ne pas penser au fondement même du pourquoi les attentes professionnelles n’apparaissent plus d’emblée comme qualifiantes et signifiantes ; le second est que le travail n’est plus pensé selon son acception traditionnelle, mais devient saisi uniquement dans son dévoiement actionnarial (Gomez, 2009).

Ces limites et ces mutations importantes tendent in fine à oblitérer progressivement tant les frontières que le contenu même du travail mais aussi les corporéités en jeu – comme dimension constitutive du travail – pour ne laisser place qu’aux affectshyperindividualisants et désincarnés (Aubert, 2004). C’est avec ces primo-constats et analyses que nous aborderons la première partie de l’ouvrage sur l’effacement du travail et des corps au travail.

« J’ai mal à mon travail » à cause du non-sens et du stress qu’il engendre, de son intensification en termes de cadences et de rythmes, de l’engagement affectif, de la mobilisation psychologique auxquels il contraint, etc., se transforme dès lors en fatigue, usure, stress chronique, troubles musculo- squelettiques, burn-out, maladies cardio-vasculaires… et dans certains cas extrêmes, suicides.

Comment « tenir » dans ces contextes « qui tue[nt] le travail » (Ginsbourger, 2010) et ses salariés ? Risques psychosociaux, suicides au travail, impacts d’un certain management sur la santé des salariés, des thèmes qui auraient été du domaine de l’impensé il y a encore quelques décennies et qui sont au cœur des actualités média-tiques récentes5. Pourtant, force est de constater que la santé au travail reste la grande absente au sein des sphères professionnelles. En lieu et place de la santé, on parle de qualité de vie au travail, de psychologie positive, de gestion de ses émotions ou du stress. Bref, on pérore à propos de confort personnel et d’amélioration de son bien-être, mais pas de problématiques de santé en lien avec les condi-tions de travail. Le discours des milieux professionnels, y compris souvent des salariés eux-mêmes, reprend l’idéologie responsabilisante et individualisante développée pour le travail sur la santé : si je suis stressé, fatigué, déprimé, malade, c’est que je ne suis pas fait pour ce métier, je suis mal organisé, je ne suis pas à ma place, je ne sais pas faire la part des choses, etc., bref, je suis seul responsable de mes maux. Cette déconnexion entre travail et santé se conjugue finalement avec le délitement de sens propre à chacun. En effet, tout comme le travail est réduit au capital, la santé n’est plus que bien-être.

5 Avec, notamment, le procès de France Télécom. Mais on observe depuis quelques années de nombreux reportages diffusés sur des chaînes télévisées (publiques et privées) à l’instar de : « Mon boulot ne sert à rien », Complément d’enquête, France 2, novembre 2019 ; « La poste sous tension », Envoyé spécial, France 2, septembre 2019 ; « La méca-nique du burn-out », France 5, février 2018 ; « Le travail, c’est ma santé » RTS, avril 2017.

Elle serait donc tronquée de son versant sanitaire pathologique et limitée au seul idéal de l’épanouissement personnel. Quand la maladie apparaît et résiste malgré tout, elle est édulcorée derrière les masques langagiers anglo-saxons ou acronymiques de « burn- out », « bore-out », « brown-out », ou « TMS », « RPS », opacifiant ainsi la gravité des maux, mais aussi les déliant des contextes qui en sont pourtant porteurs. C’est retranchés dans leurs extrêmes que le travail et la santé redeviennent finalement connectés, non pas malheureuse-ment pour le meilleur de leurs bienfaits ou de leurs valorisations, mais pour le pire. En effet, c’est quasi exclusivement dans des situations dramatiques6 que santé et travail sont reliés et s’impactent mutuellement. C’est à travers Les transformation du management et l’emprise de la gestion , durant ces dernières décennies, que les analyses proposées dans notre deuxième partie convergent pour expliciter ces différents constats.

Enfin, c’est parce que le travail est encore et toujours une valeur centrale dans nos sociétés, parce que quand il est managé de manière ad hoc, il est résolument un facteur protecteur de santé, de recon-naissance et de satisfaction, qu’il est déterminant de le questionner, d’en pointer les limites et les impasses. Dans des cas dysfonctionnels, il peut être à l’inverse endémique, parfois funeste, comme dans le management de France Télécom-Orange. C’est en ce sens qu’un Renouveau des approches sur la santé au travail est aussi indis-pensable qu’urgent. La présentation de réflexions et de perspectives novatrices en la matière fondera la dernière partie de ce livre.

Toutes ces questions ont été saisies d’une manière ou d’une autre depuis maintenant dix ans dans le cadre des conférences-débats sur la santé au travail, que j’organise à l’Université de Fribourg7.

6 À l’instar de celles que l’on a pu observer à France Télécom, notamment lors des témoignages durant le procès de ces cadres et de ses ex-dirigeants.
7 Co-organisation depuis 2012 avec Alain Max Guénette, ancien professeur à la HEG Arc-Neuchâtel. Ce cycle des conférences-débats sur la santé au travail a été soutenu dès le début en 2009 par l’ambassade de France en Suisse, qui a contribué non seulement financièrement à la bonne tenue de ces séances mais surtout à leur gratuité, ce qui nous
ce qui nous semblait important afin de sensibiliser un maximum de personnes à ces thématiques.

La première séance, qui ne devait pas a priori en appeler d’autres, s’intitulait : « Le travail contre la santé ? Entre stratégies rationnelles et protections subjectives » en 2009. Le succès rencontré par cette première rencontre nous a amenés à en proposer une nouvelle en 2012 puis à installer plus durablement et régulièrement cette manifestation, tous les deux ans. S’enchaîneront alors quatre autres conférences-débats : « Penser la santé au travail : diagnostics et analyses » en 2012, « Diagnostic(s) du travail : pour quelle(s) prescription(s) ? » en 2014, « La psychologisa-tion du travail, un nouvel écueil pour la santé ? » en 2016, puis « Le bonheur au travail : mythe ou réalité ? » en octobre 2018.

À chaque session, deux conférenciers, hommes et femmes, spécia-listes de la thématique sont invités à présenter leurs réflexions et à débattre ensuite avec le public. C’est dans un premier temps à ces collègues que nous avons proposé l’idée d’un ouvrage collectif. Quasiment toutes et tous y ont répondu de manière favorable et nous ont adressé un texte reprenant en partie leur conférence, ou la réactualisant pour les intervenants des premières sessions. Mais, au vu de l’actualité de la question, nous avons élargi les invitations à d’autres spécialistes du champ de la santé au travail qui, outre l’im-portance de leurs contributions, nous permettent également d’envisager les prochaines thématiques de ce cycle de conférences-débats.

Sophie Le Garrec est sociologue, maître de conférence et de recherche à l’université de Fribourg, chaire francophone du travail social et politiques sociales.

Avec la participation de : Louis-Marie Barnier, Yves Clot, Sandro De Gasparo, Karen Lisa Goldschmidt Salamon, Viviane Gonik, Aurélie Jeantet, Dominique Lhuilier, Danièle Linhart, Marc Loriot, Karen Messing, Marie Pezé, Pascal Ughetto.

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