Le travail manuel contre le burn-out?

Cet article actualise un texte paru antérieurement dans Philosophie Magazine – Propos recueillis par PHILIPPE NASSIF PHILONOMIST.COM – 26/07/2019

Matthew Crawford et Pascal Chabot dialoguent pour sauver le travail à l’ère de la dématérialisation

L’un a décrypté le phénomène du burn-out, l’autre veut réhabiliter la figure de l’artisan. Pascal Chabot et Matthew Crawford se retroussent les manches pour un échange tout sauf laborieux.


Matthew Crawford : L’une des principales sources du mal-être contemporain au travail tient sans doute à un excès d’abstraction. Avec la révolution technologique des années 1980, les pays occidentaux ont choisi d’investir massivement dans l’économie de la connaissance. Les métiers où l’on manipule des symboles, comme dans la communication, la finance, le droit, sont devenus ceux où n’importe quel parent désirerait voir son enfant réussir. En conséquence, les métiers manuels et plus largement l’éthique artisanale ont été totalement dévalorisés. C’est que la culture managériale demande des travailleurs flexibles, ouverts, capables d’apprendre constamment des choses nouvelles : on célèbre les potentialités plutôt que les réalisations concrètes. Mais cela vous livre en même temps à une incertitude psychique constante qui est loin de convenir à tous les tempéraments. Au contraire, si vous êtes un artisan, votre travail répond à des standards concrets. Un menuisier qui subit les critiques de son patron peut toujours lui dire : « Mais non, c’est du bon boulot, carré et impeccable, allez vérifier vous-même. » Si vous n’avez pas ces standards concrets, vous ne savez jamais où vous en êtes. Tout est ouvert à l’interprétation. Vous allez donc passer beaucoup de temps à manager ce que les autres pensent de vous. Puisque ce que vous faites est toujours contestable, vous vous devez d’être aimé. Un électricien n’en a rien à faire d’être aimé : la lumière fonctionne, que demander de plus ? Cela donne des personnalités pas toujours sympathiques, mais fières et confiantes en elles-mêmes. Et ce qui devrait faire tiquer nos économistes prompts à défendre le capitalisme cognitif, c’est que cet électricien va bien mieux gagner sa vie que la majorité des employés du tertiaire perdus dans un job de bureau fantomatique à force d’être flottant.

Pascal Chabot: L’abstraction peut quand même être intéressante, par exemple en philosophie. Mais il faut se rappeler que travailler, c’est toujours opérer une transformation sur la matière ou l’environnement social. Or, quand le travail devient trop abstrait, ses résultats concrets sont peu tangibles, si bien que le processus de transformation lui-même semble annulé. L’omniprésence des ordinateurs dans le monde du travail doit nous alerter, car ils font « écran », dans tous les sens du terme, entre l’individu et le concret, ou entre des collègues, qui s’écrivent des mails plutôt que de se parler. Non pas qu’il faille les condamner, mais il faut empêcher les technologies numériques de virtualiser l’activité. Car nous sommes alors confrontés à l’effort et à la solitude, dans une activité qui se résume à une simple adaptation au monde. D’où la frustration de plus en plus de gens, débouchant parfois sur le burn-out, qui survient comme un moment, certes douloureux, de vérité.

Matthew Crawford

M. C.À partir de 14 ans, j’ai bossé comme apprenti électricien et me suis passionné pour la mécanique. À l’issue de mon diplôme de philosophie, j’ai été engagé par une fondation politique, à Washington, pour ce qui, sur le papier, était un boulot de rêve : je devais lire et synthétiser toutes sortes d’articles universitaires. Seulement voilà : d’une part, j’étais soumis à un rythme de production tel que je ne pouvais pas lire à fond les articles que je résumais et, d’autre part, j’avais souvent à manipuler les faits afin de faire correspondre leur interprétation à la ligne du think-tank qui m’employait. J’ai touché du doigt une nouvelle forme d’aliénation : exécuter des tâches qui n’avaient, littéralement, aucun sens. Au bout de cinq mois, j’ai démissionné pour ouvrir un atelier de réparation de motos. Et j’espère montrer dans mon livre l’ingéniosité qu’un métier pourtant si peu valorisé requiert et cultive. Il faut défendre le fait qu’il y a des travaux manuels cognitivement très enrichissants et des jobs intellectuels complètement abrutissants.

“Il y a des travaux manuels cognitivement intéressants et des jobs intellectuels complètement abrutissants”

Matthew Crawford 

P. C.Ce discrédit du travail manuel est hérité d’une longue tradition de la pensée occidentale. Il remonte à Aristote, et plus particulièrement à son schème « hylémorphique » [du grec hylé, « matière », et morphos, « forme »] par lequel il distingue la forme de la matière. Un exemple de cette imposition des formes sur le travail peut être trouvé dans la question du temps. Autrefois, quand il fallait faucher un champ, on ne se préoccupait pas du temps que cela prendrait. L’activité engendrait sa temporalité. Le fordisme a détruit ce mode de pensée : il a chronométré les activités et imposé une même contrainte temporelle à tous les gestes. Très vite, la distinction intellectuelle entre forme et matière s’est donc doublée d’une séparation sociale : il y a, d’une part, ceux qui pensent et imposent les formes, et, d’autre part, ceux qui traitent la matière en lui donnant la forme pensée par d’autres. Marx et le penseur de la technique Gilbert Simondon, chacun à leur façon, ont fait la critique de cet hylémorphisme. Car il suffit de travailler manuellement pour se rendre compte que cela ne marche jamais comme cela : la matière n’est pas passive mais résiste toujours à ce qu’on veut en faire, le plan n’est jamais totalement adéquat, le concret est toujours plein de surprises. Et le travail est là : dans la rencontre du concret, des ruses auquel il oblige, des résistances qu’il impose, parfois de sa sensualité, toujours de sa vérité.

M. C.La matière en effet résiste à notre bon vouloir, mais l’humanisme moderne l’ignore car il est centré sur l’idée d’autonomie. On est ainsi entraîné à concevoir le monde comme totalement plastique : pliable à notre seule volonté. Le consommateur est l’expression de ce narcissisme. On l’invite à vivre dans un monde où sa subjectivité serait libre, sa fantaisie serait illimitée, et la question de savoir si ce qu’il imagine marche ou pas ne se pose plus – à la différence, par exemple, de celui qui bricole une installation électrique dans sa maison. Mais le bon art, celui de l’artiste ou de l’artisan, tourne le dos à cette attitude solipsiste. Pour enrichir, éclairer, réagir au monde, il faut d’abord le percevoir clairement et donc commencer par un certain effacement de soi afin d’embrasser les choses telles qu’elles sont. C’est ce qu’on retrouve dans tous apprentissages concrets, et pas seulement manuels. Par exemple, si vous apprenez la langue russe : voilà une pratique qui résiste à notre fantaisie personnelle, qui a sa propre autorité et à laquelle on doit se soumettre. Mais l’idée de se soumettre à quoi que ce soit ne soulève plus vraiment l’enthousiasme.

Pascal Chabot

P. C.Et il n’y a pas que la matière qui résiste. Il y a aussi une résistance humaine. La plasticité des hommes n’est pas totale. Nous savons que l’humain peut s’adapter à énormément de choses. Dans le monde du travail, on lui demande de s’adapter sans cesse à de nouveaux logiciels, à de nouvelles procédures ou à de nouveaux horaires. On craint qu’il ne « s’habitue », à un point tel que, dans beaucoup d’open space, il n’y a plus de place fixée : chaque jour, il faut recréer des liens avec de nouveaux voisins. La seule chose qu’emporte le travailleur est le fond d’écran de son ordinateur. C’est très peu… Vient le moment où il y a de la rupture. Où l’on est confronté à un désir d’expérience, d’authenticité, d’expérience de soi dans le travail. Là où vous êtes fort, Matthew, c’est quand vous montrez qu’il y a beaucoup plus de résistance qu’on ne le croit, et dans la matière et chez les humains. Et que ces deux résistances sont liées.

“Le défi de notre siècle sera de formuler un pacte entre l’homme et la technologie”

Pascal Chabot

M. C.Ce que l’anthropologie, la neurobiologie et le sens commun nous apprennent, c’est qu’il nous est difficile de percer le sens des choses sans les prendre en main. C’est une idée très forte chez Heidegger : « l’être à portée de main » constitue le mode par lequel les choses nous apparaissent. Ce n’est pas par une représentation des choses mais par l’exercice de leur « maniabilité » que nous connaissons le monde. Pour le dire autrement, ce qui est au cœur de l’expérience humaine, c’est notre « agentivité » individuelle : notre capacité à agir sur le monde et à constater les effets de notre action. Électricien, lorsque j’avais terminé une installation, je ne me lassais jamais d’actionner l’interrupteur en m’exclamant : « Et la lumière fut ! » Or l’organisation du travail et la culture consumériste nous privent de plus en plus de cette expérience. Les lycées américains à partir des années 1990 ont démantelé les ateliers de travaux pratiques – ce qui avait été pour moi le plus stimulant intellectuellement – au profit d’une initiation à l’informatique, cultivant ainsi l’idée que le monde était devenu un tapis d’informations sur lequel il suffisait de glisser. Mais c’est en fait ainsi que le monde devient plus opaque et mystérieux. Car il ne requiert plus notre compréhension et notre intervention, mais cultive plutôt notre passivité et notre dépendance. Cela a des conséquences politiques. Car si vous ne croyez plus que vous pouvez avoir un effet sur le monde, alors vous ne vous en sentez plus responsable. Et je pense que la dépolitisation contemporaine vient de ce sentiment de manque d’agentivité. La crise financière en est un symptôme alarmant : un trader va opérer un choix qui prendra effet dans trois ans et à des milliers de kilomètres de chez lui. Les conséquences de ses actions lui sont indifférentes. À l’inverse, réparer une moto ne vous permet pas de vous en sortir aussi facilement. Si elle ne démarre pas, votre échec vous saute à la gueule. En vous apprenant qu’il n’est pas si facile d’ignorer les conséquences de ses actions, la culture manuelle opère un genre d’éducation morale dont profite notre activité intellectuelle.

P. C.La dimension technique est au cœur de l’expérience humaine mais l’Occident l’a comme oubliée. À de rares ex­ceptions près – Anaximandre rappelant que l’homme est intelligent en vertu de ses mains, Spinoza polissant ses lentilles, Wittgenstein construisant sa cabane –, la philosophie n’a eu de cesse de cultiver une vision aristocratique de la technique en la liant au travail. Or ce défaut de pensée nous livre désormais à un « technocapitalisme », où la culture du rendement impose sa marque au rapport à la matière. Nos mœurs consuméristes ou la domination injus­tifiée du management sur le travail concret en sont les preuves. Mais d’autres relations à la technique sont possibles. Celle que vous avez, Matthew, par exemple : une vision du travail manuel qui se veut authentique. Mais un tel modèle peut-il être généralisé à l’ensemble de la société ?

M. C.Dans l’état actuel des choses, c’est difficile. Beaucoup de jeunes gens me confient leur désir de devenir artisan. Mais apprendre la menuiserie pour fabriquer des bureaux, et espérer en vivre, c’est comme apprendre la guitare pour devenir une rock star : face aux bureaux qui sortent des usines chinoises, la concurrence est inégale. Le métier de mécano a au moins le mérite de ne pas être délocalisable : on va difficilement renvoyer une moto au Japon pour la réparer. Mais je pense que l’éthique artisanale devrait nous guider au moins dans notre vie domestique. Nous devons apprendre à prendre soin des objets de notre quotidien : notre maison, notre voiture ou même la manière dont on fait la cuisine. Ce sont autant de travaux et d’expériences qui nous reconnectent au monde. Même si plonger ses mains sous le capot d’une voiture bardée d’électronique est devenu intimidant…

P. C.En progressant, la technologie est amenée à se fermer de plus en plus sur elle-même. Ainsi, si cet enregistreur numérique tombait en panne, nous serions totalement incapables de le réparer. Tout simplement parce que la panne se situerait au niveau du microprocesseur.

M. C.Ce n’est pas seulement la complexité qui est en jeu, mais le caractère évolutif de la technologie : le langage informatique ne nous est pas accessible car ses normes ne cessent de changer. Si j’étais assuré que cet iPhone ne serait pas prochainement obsolète, je pourrais consacrer les cinq prochaines années de ma vie à en percer son fonctionnement de façon à me l’approprier. Bien sûr, un activiste de l’informatique open source m’objecterait alors que nous sommes des consommateurs paresseux et que des protocoles informatiques accessibles à tous se développent désormais.

P. C.Il faudrait en effet pouvoir distinguer la question de la technologie de celle du capitalisme. Or cela nous est très difficile dans la mesure où notre civilisation les lie intimement. Et du coup nous impose une idée très particulière du progrès calqué sur l’idée de progrès technique. Notre société est ainsi fascinée par l’utile. Elle croit d’abord à un progrès linéaire qui fonctionne par capitalisation : chaque acquis technique constitue un capital pour les futures innovations, ce qui signifie que nous n’avons pas, chaque fois, à tout réinventer. Mais à côté de ce progrès utile existe ce qu’on peut appeler un progrès « subtil » et qui concerne l’humain. Ce progrès est circulaire, car il est aussi en phase avec les cycles de la vie. Et il fonctionne par initiation : chaque génération doit non seulement apprendre de nouvelles choses mais aussi réapprendre les choses anciennes. Cette conception d’un progrès humaniste est d’ailleurs au cœur des trois métiers dont Freud disait qu’ils étaient devenus « impossibles » avec la modernité : soigner, gouverner, éduquer. Et on constate à l’heure actuelle que les professions liées au soin (médecin, infirmier) et à l’éducation sont celles où il y a le plus grand nombre de burn-out… C’est pourtant là que l’humain prend soin de lui, de son corps, de son esprit et peut-être de son âme. Il faut défendre le subtil…

M. C.: … tout en se méfiant du nouvel esprit du capitalisme qui se renforce en récupérant l’idée du progrès subtil, ou de l’éthique de l’artisan, pour les vider de tout sens. Je pense à une chaîne de fast-food, aux États-Unis, où le préparateur de sandwich travaille devant un panneau où est écrit : « Danse comme si personne ne te voyait. Aime comme si tu n’avais jamais été blessé. Travaille comme si tu n’avais pas besoin de l’argent. »

P. C.C’est 1984 que vous décrivez ! On voudrait que les gens travaillent comme des machines tout en leur faisant croire qu’ils pourraient y trouver un sens. Mais les gens ne sont pas dupes à ce point ! Face à la démesure de la technologie, nous manquons d’un idéal régulateur. De la même façon que les philosophes du XVIIIe siècle ont su fonder un nouveau pacte entre l’homme et la nature, il appartient à notre siècle de formuler un pacte entre l’homme et la technologie qui statuerait clairement sur la question « qui sert qui ? », en faisant de l’humain et de son environnement la vraie finalité du progrès.

Cet article actualise un texte paru antérieurement dans Philosophie magazine
Propos recueillis par : Philippe Nassif 26/07/2019

Pascal Chabot

Philosophe belge né en 1973, professeur à l’Institut des hautes études en communication sociale (IHECS) à Bruxelles, il est spécialiste de Gilbert Simondon, le grand penseur de la technique. Il a notamment signé L’Âge des transitions (PUF, 2015), Global Burn-out (PUF, 2013) et ChatBot le Robot (PUF, 2016) .

Matthew Crawford

Après des études de physique en Californie et un doctorat de philosophie à Chicago, il passe six mois dans un think-tank politique où il se perd entre injonctions contradictoires et rapports incohérents sur l’écologie. Il démissionne et ouvre un atelier de réparation de motos, à Richmond, en même temps qu’il intègre l’Université de Virginie. Après Éloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail (La Découverte, 2010), son livre Contact. Pourquoi nous avons perdu le monde, et comment le retrouver (La Découverte, 2016) a connu un grand succès public.

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